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26/10/2011

Écrire à quatre mains

Elian Krawiek : Pour commencer, vous savez qu’en russe comme en français il y a une différence entre les pronoms personnels « tu » (singulier) et « vous » (pluriel). Comment dois-je m’adresser à vous : comme à une seule personne ou comme à deux co-auteurs ?

Henry Lion Oldie : Comme à un seul auteur H.L. Oldie.

 

EK : Que signifient ce nom « Henry Lion Oldie ». Recèle-t-il une énigme, un code secret, comme la Cène dans Da Vinci Code ?

HLO : Quand nous avons eu la perspective d’une première publication sérieuse, nous nous sommes posé la question : comment faire pour que les lecteurs se rappellent l’auteur ? King, ce n’est pas mal, c’est court et ça sonne bien. Les frères Strougatski aussi, parce que ce sont des frères. Ou les époux Diatchenko, ou encore les Abramov, père et fils. Nous ne sommes ni frères, ni mari et femme, ni père et fils… Aussi avons-nous décidé d’opter pour un pseudonyme court. Nous avons fait un anagramme de nos prénoms : OL plus DI, ça donne Oldie. Mais l’éditeur n’a pas été satisfait : il manque les initiales d’un prénom : sinon ça ne donne pas un nom d’écrivain, mais un nom de chien ! Nous étions publiés dans un recueil où figuraient Kuttner et Howard, et sans les initiales des prénoms ça donnait l’impression d’être sans cravate. Nous avons pris les premières lettres de nos noms – Gromov et Ladyjenski – et voilà G-L. Mais l’éditeur a exigé de fournir des prénoms et un nom qui soient « normaux » ; nous avons donc constitué ce Henry Lion. Si nous avions su !... Oldie, tout le monde s’en souvient, la mystification littéraire a fonctionné à plein régime, les cancans ont commencé : qui est-ce ? d’où sort-il ? si c’est un étranger, pourquoi cite-t-il Nicolas Goumilev ? Le rusé Anglais sir Henry gardait le silence, le peuple était en effervescence, les livres s’écrivaient et se lisaient. Petits à petit les ponts ont brûlé d’eux-mêmes, les éditeurs et les lecteurs se sont habitués, sachant qui étaient Dimitri Gromov et Oleg Ladyjenski, mais on nous appelait tout simplement : Oldie.

 

EK : Le fait que vous écriviez à deux me fascine. Comment faites-vous ? L’un commence et l’autre continue, ou vous inventez une histoire en buvant une bière ? Ou est-ce un secret ?

HLO : Tout d’abord naît une idée. Pas chez tous les deux en même temps, naturellement. Pendant un certain temps cette idée mûrit, et quand elle parvient à un stade où on peut la formuler intelligiblement, celui des deux qui l’a eue va voir l’autre avec une bouteille de vin (deux bouteilles de bière, de gin-tonic, de coca-cola, d’eau minérale – mais en aucun cas de vodka ou de cognac !) et l’expose. Une longue conversation débute alors. L’idée est développée, les variantes secondaires sont éliminées, on change ceci ou cela, un début de sujet émerge. Nous débattons beaucoup, mais, finalement, nous trouvons assez vite un terrain d’entente. L’un et l’autre en alternance nous jouons au fournisseur d’idées et au détracteur, assez spontanément je dois dire.

Cette discussion peut durer de une semaine (c’est un minimum, et ça arrive rarement) à six mois (c’est un maximum, et c’est plus fréquent). Puis quand la conception morale, philosophique et fantastique est complètement formée, quand le sujet est plus ou moins clair, quand on a défini les personnages principaux et les personnages secondaires, commence la répartition. C’est-à-dire que nous nous partageons le travail d’écriture. D’une manière assez simple : « Moi, je veux écrire tel chapitre (ou partie, ou fragment) » ; « Et moi, tel autre. » Sur la base du volontariat. On n’arrache jamais un morceau à l’autre et on ne refuse jamais d’écrire quelque chose. Jamais.

Si le récit est mené du point de vue de plusieurs personnages, chacun en choisit un (ou deux) et écrit au nom de ces personnages. A ce moment-là, quelques traits caractéristiques du langage de l’auteur et de sa manière de pensée sont transmis au personnage. Or comme nous sommes assez dissemblables, nous obtenons des personnages assez différents. Ce qui ne peut avoir que du bon. C’est par exemple ce qui s’est passé pour Le crépuscule du monde : Dimitri écrivait Solly, Oleg écrivait Sigurd.

Quand nous achevons un fragment, nous procédons à un échange (nous habitons le même immeuble, la même cage d’escalier, nos appartements sont l’un au-dessus de l’autre et nos ordinateurs en réseau). Chacun lit ce qu’a écrit l’autre. Nous apportons des corrections (style, fautes de frappe, gaffes diverses), nous confrontons les versions, nous reprenons chacun un morceau et nous continuons.

Lorsque nous avons terminé un grand fragment (une partie, un livre du roman), nous faisons une pause de trois jours avant de poursuivre la rédaction, nous ouvrons le texte à l’écran, nous relisons, essayant de corriger ce qui nous aurait échappé précédemment. Parallèlement nous discutons de manière plus approfondie du morceau suivant. Et nous nous y remettons.

Ces procédures se répètent régulièrement jusqu’au bout. Habituellement nous travaillons cinq jours par semaine, exceptionnellement six. Le dimanche est toujours un jour de repos. Quand le roman est fini, nous y apportons d’ultimes corrections, nous tirons un « semi-brouillon » et nous relisons le tout. Nous coupons les phrases ou les paragraphes en trop, nous traquons les fautes de frappe et les erreurs. Puis nous tirons « au propre ». Que nous relisons. Un peu plus vite, parce que nous commençons à en avoir assez de relire tout le temps la même chose, même si c’est notre auteur préféré ! Nous éradiquons les dernières coquilles, et le texte peut être présenté à l’éditeur. C’est comme ça que nous travaillons.

Quand nous sommes sur l’écriture d’un roman, nous avons en tête des idées à demi-formulées pour d’autres ouvrages, mais toutes ne sont pas concrétisées, quoiqu’il en reste toujours quelque chose au bout du compte.

 

EK : Vous arrive-t-il e vous disputer à propos d’un texte ou d’une idée ?

HLO : Nous ne nous ressemblons absolument pas : nous avons des goûts différents presque en tout : nourriture, musique, vêtements, films, etc. Pourtant pour ce qui est des livres nos inclinations vont dans le même sens. Nous avons aussi des manières de penser différentes. L’important est de ne pas commencer à vouloir défendre son idée au lieu d’essayer de comprendre le point de vue de l’autre ; il faut rechercher quelque chose d’intéressant au point d’intersection. Pour obtenir un effet stéréo. Si nous étions trop semblables, ça n’aurait aucun sens d’écrire en duo. Toutefois les dissensions et les prises de position extrêmes sont contre-productives. Ici, il faut recourir à un exemple tiré de l’art militaire, qui nous passionne depuis plus de vingt ans. Si on travaille avec trop de rudesse, on devient invalide au bout de deux ans, bras et jambes cassés, tête en miettes, os en bouillie, etc. Plus on avance en âge, plus on apprécie la douceur. Mais la douceur peut être plus destructive que la pire des cruautés. Le tsunami était une « vague molle ». Qui a tout emporté. Un glissement de terrain se passe en douceur, ça coule et sape les fondements. Tsunami et glissement de terrain peuvent se produire de deux côtés : ils vont se mélanger et non pas s’annuler. Chez nous, c’est une douce contradiction qui amène à la synthèse.

Les premiers six mois de collaboration nous nous sommes frottés l’un à l’autre, nous avons pris nos marques, nous avons appris à ne pas appuyer là où ça fait mal, à deviner quelle phrase, quel épisode, quelle tendance plaisent à l’autre, et à trier les détails qu’on peut sacrifier facilement ou accepter de modifier. Au début, nous discutions beaucoup, mais c’était productif. C’étaient les cas où, d’une discussion, ne sortait pas forcément la vérité, mais un nouveau récit. Aujourd’hui nous discutons encore beaucoup, mais avec moins d’acharnement. Nous nous pilotons l’un l’autre sans nous consulter. La nécessité ne s’en fait plus sentir. Chacun sait ce qu’on peut ou ne peut pas faire.

 

EK : Finalement, qui est le chef ?

HLO : Oldie. Lui et seulement lui. Parce qu’il n’est pas simplement la somme d’Oleg + Dimitri, c’est une troisième personne, une nouvelle catégorie. Comme dans une réaction chimique où la fusion de deux éléments en produit un troisième.

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Dmitri Gromov, Pierre Gévart et Oleg Ladyjenski en 2006

EK : Cette année vous avez reçu le prix du meilleur auteur fantastique Europe 2006 à l’Eurocon 2006 de Kiev. Permettez-moi de vous féliciter ! Qu’avez-vous ressenti à l’énoncé de votre nom ? Et qu’en est-il de la suite ?

HLO : La reconnaissance fait plaisir, c’est indéniable. C’est très agréable. Mais ça dure un jour ou deux, et puis la création se rappelle à votre bon souvenir. Un roman est en cours, il y a la préparation du festival « Pont d’étoiles » à Kharkov, et de l’Encyclopédie des auteurs de SF Ukrainiens : c’est ça le travail quotidien, et on n’a plus le temps de se demander si on est le meilleur auteur d’Europe ou d’ailleurs…

Nous avons à notre actif pas mal de prix internationaux. Il y en a d’exotiques, comme la médaille d’honneur du temple Shao-lin (Chine), le prix Mosche Dayan (Israël), la Lame des Terres du Nord (Allemagne, prix des lecteurs), prix du Ministère est Affaires Intérieures… Mais l’écrivain n’est pas dans les prix, il est dans ses livres.

C’est pourquoi nous aimerions croire que nos livres vont paraître traduits en diverses langues européennes, et pas seulement en Lituanie ou en Pologne où ils sont déjà bien connus. Voilà les conséquences dont nous rêvons.

 

EK : Lors de notre rencontre à Kharkiv, je vous ai dit que les lecteurs français ne connaissent pratiquement pas les auteurs russes de SF, et vous m’avez répondu : « Ne vous inquiétez pas, chez nous c’est pareil : les lecteurs russes et ukrainiens ne connaissent pas les auteurs français ». Et vous, pourriez-vous me citer des auteurs français de SF ou de Fantasy ?

HLO : Jules Verne, Francis Carsac, Gérard Klein, J.H. Rosny Aîné, Robert Merle, Pierre Boulle, Michel Houellebecq, Bernard Werber.

 

EK : Au cours de votre vie, il y a eu deux événements marquants : la chute de l’URSS en 1991 et la Révolution orange en 2004. Pourriez-vous dire à nos lecteurs ce qu’ont représenté ces événements pour vous ? Quelle incidence ont-ils eue sur votre activité d’écrivain et sur la SF russe (et ukrainienne) en général ?

HLO : Dans notre vie, il n’y a pas eu que ces deux événements, il y en a eu des tas ! Nous avons vécu une époque de changements, où quasiment tous les jours les fondements de la société changeaient, qu’ils ressortissent du domaine de la politique, de l’économie, du social ou de la création ; où beaucoup de créateurs se précipitaient pour se mettre au service du nouveau pouvoir et répondre aux besoins pressants de la société. Des changements sur un rythme accéléré et une vie effervescente sont sans doute utiles pour un écrivain qui est toujours dans le bain, comme on dit, sur la crête de la vague. Le calme d’un marais stagnant n’est guère stimulant... Résultat de tout cela : nous avons des contacts avec l’étranger, interdits il n’y a encore pas si longtemps, des impressions nouvelles, la possibilité d’aborder une littérature qui était inaccessible, le simple fait d’être édité, ce qui relevait de la gageure du temps de l’URSS. D’un autre côté, les passions politiques et les bouleversements sociaux finissent pas émousser les sensations, et l’on n’a pas très envie de voir la littérature devenir le faire-valoir de certains politiciens ou de magnats de la finance.

 

EK : Vous vous rangez dans la catégorie des écrivains russes ou ukrainiens ?

HLO : Plutôt ukrainiens, bien que nous écrivions en russe.

 

EK : Et enfin : pourquoi trouvez-vous si important de participer à la convention de SF qui se tiendra à Bellaing, en France, en août 2006 ?

HLO : Nous aspirons à mieux connaître la SF française, même si ce n’est pas en détail, rencontrer des collègues écrivains, des éditeurs, des lecteurs. Savoir quels sont les thèmes qui intéressent les auteurs et les lecteurs. Voir dans quelle direction se développe la littérature fantastique et de SF en France. Et comparer avec ce que nous observons en ce moment chez nous, en Ukraine et en Russie. Pour tout cela, il vaut mieux avoir des renseignements de « première main », car malheureusement il se traduit très peu d’ouvrages français en Russie et en Ukraine.

D’un autre côté, nous aimerions raconter à nos collègues français comment ça se passe chez nous, quelles sont les principales tendances et quels sont les auteurs qui offrent le plus d’intérêt. Pour ce qu’on en sait, ils sont très mal connus chez vous…

Confronter nos expériences en matière d’organisation de festivals et de conventions. En plus d’écrire des livres, nous sommes membres du comité d’organisation de Festival international de SF de Kharkiv : le « Pont d’étoiles »

Peut-être des idées naîtront-elles, des projets éditoriaux communs d’auteurs français en Russie et en Ukraine, d’auteurs russes et ukrainiens en France. Nous souhaitons tout simplement avoir des échanges sur ce qui se fait actuellement dans le domaine qui nous intéresse. Et puis ça vaut toujours le coup de voyager de par le monde, d’aller où on n’est encore jamais allé, de rencontrer des collègues d’un autre pays. Cela fait longtemps que nous désirons venir en France, surtout dans une Convention de SF !

Bellaing-2006 est un endroit idéal et nous remercions les organisateurs pour nous avoir invités à y participer.


Propos recueillis par Elian Krawiek et traduits par André Cabaret

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